Texte de Daniel Saglietto
Jean Calvin a une vue encore plus nette et précise sur la problématique de la liberté de l’homme. En effet, tout comme Luther, il dénonce l’usage du mot « libre arbitre » pour décrire une liberté qui s’oppose à la souveraineté de Dieu, ou qui sous-estime l’importance de l’aliénation de l’homme due au péché.
Il en vient même à souligner que l’expression « libre arbitre » laisse entendre beaucoup plus que la réalité vécue par l’homme d’après la chute. Il va donc jusqu’à recommander de ne pas utiliser ce terme :
Les scolastiques reconnaissent que l’homme n’ait point dit avoir le libre arbitre parce qu’il aurait le choix entre le bien et le mal, mais parce qu’il agit selon sa volonté et non par contrainte : ce qui est bien vrai. Mais n’est-ce pas se moquer que de donner un nom si solennel à quelque chose de si limité ? Quelle belle liberté que de dire que l’homme n’est point obligé de pécher, mais qu’il est cependant en esclavage volontaire, puisque sa volonté est retenue captive par les liens du péché ! (…) Or, quand on reconnaît à l’homme le libre arbitre, beaucoup croient immédiatement qu’il est maître de sa raison et de sa volonté, ce qui lui permet de se tourner, par sa propre force, d’un côté ou de l’autre.
On objectera que ce danger sera écarté, si on avertit correctement le peuple du vrai sens du terme « libre arbitre ». Je crois, au contraire, qu’étant donné que nous sommes naturellement enclins à accueillir ce qui est faux et mensonger, nous saisirons l’occasion de trébucher sur un seul mot plutôt que de nous laisser instruire sur la vérité par le long commentaire qui l’accompagnera. (…) je préfère ne pas m’en servir moi-même. Si quelqu’un me demandait conseil, je lui dirais de s’abstenir de l’employer[13].
A propos du type de liberté que possède l’homme d’après la chute, Calvin insiste fort en disant que l’homme est libre des choix qu’il fait. Nos actes sont le fruit de l’exercice d’une liberté de volition :
En bref, voilà ce que pensent les philosophes : la raison qui est dans l’intelligence humaine est suffisante pour que nous nous conduisions bien et pour nous montrer ce qu’il faut faire. La volonté, qui lui est inférieure, est tentée et sollicitée de mal agir mais, dans la mesure où elle a le choix, elle ne peut pas être empêchée de suivre entièrement ce que conseille la raison[14].
Tout au long de son développement dans le chapitre 2 (livre II) de l’Institution de la religion chrétienne, Calvin présuppose et accepte qu’une telle liberté soit présente dans le cœur de l’homme. Mais il souligne, souvent à juste titre, que le terme « libre arbitre » est inadéquat pour l’homme d’après la chute, car ce terme correspond à beaucoup plus que la simple liberté de volition. La définition citée précédemment montre, en effet, que le fait de vouloir attribuer une finalité à la notion de libre arbitre, pour définir la condition de l’homme, n’est pas recevable, car celui-ci est dépendant des délibérations internes de sa raison. Et le libre arbitre est en quelque sorte un « attribut » de la volonté de l’homme qui lui permet d’exprimer les désirs que suggèrent sa raison et son intelligence. C’est ainsi que, avec à-propos, Calvin cite Thomas d’Aquin : « (…) le libre arbitre est une capacité qui, étant située entre la raison et la volonté, tend davantage vers la volonté[15]. » Ainsi, notre problématique ne se limite pas au seul libre arbitre. Le vrai problème se situe au niveau de la volonté et des désirs du cœur de l’homme, au niveau de sa raison et de son intelligence. C’est sans doute là la raison pour laquelle Luther a toujours lutté contre la notion du libre arbitre en mettant l’accent sur la notion de dépravation totale du cœur de l’homme et de son incapacité de glorifier Dieu.
Pour Calvin, et cela est totalement conforme à l’enseignement biblique, l’homme naturel est incapable de produire quoi que ce soit qui glorifie son Créateur :
Notre conviction est que cette phrase ne peut être contestée : l’homme a une intelligence si totalement étrangère à la justice de Dieu qu’il ne peut rien imaginer, concevoir ou comprendre que ce qui est méchant, inique et corrompu. Son cœur est même si atteint par le péché qu’il ne peut qu’accomplir des actes pervers. S’il arrive qu’il fasse quelque chose qui ait l’apparence du bien, il n’en reste pas moins que son intelligence est engluée dans l’hypocrisie et l’orgueil et que son cœur est enclin à la méchanceté[16].
Il en résulte que l’homme pèche par nécessité : la condition intérieure de son être (dont il ne peut se détacher) est totalement biaisée, entièrement tournée vers le mal et lorsque l’homme pèche, cela est en adéquation avec sa nature qui s’est librement exprimée. Lorsque l’homme pèche, il ne le fait pas par contrainte, mais librement :
(…) il est arrivé que, par sa liberté, l’homme se soit mis à pécher ; maintenant, la corruption qui s’en est suivie comme punition a fait de la liberté une nécessité [citation de Saint Augustin[17]]. (…) Il convient donc de distinguer : l’homme, depuis qu’il a été corrompu par sa chute, pèche volontairement (…) d’un très fort désir et non sous celui d’une contrainte. (…) Si cela est vrai, il est clair que l’homme est soumis à la nécessité de pécher. (…) Cette nécessité, étant volontaire, ne permet pas d’excuser la volonté ; et la volonté, étant séduite, ne peut pas exclure la nécessité, car cette nécessité est comme volontaire (…) elle est esclave par nécessité et libre de par sa volonté. (…) Ainsi elle est esclave parce qu’elle est libre[18].
Calvin va appuyer cette conclusion en prenant (et de façon très intéressante) l’exemple de Dieu et du diable :
Certains objectent qu’il n’est pas possible de distinguer entre nécessité et contrainte. Si on leur demande : Dieu est-il nécessairement bon et le diable nécessairement mauvais, que répondent-ils ? Il est certain que la bonté de Dieu est tellement jointe à sa divinité qu’il ne lui est pas moins nécessaire d’être bon que d’être Dieu. Et le diable, par sa chute, s’est tellement aliéné du bien qu’il ne peut que mal agir.
Or si un blasphémateur dit, entre haut et bas, que Dieu ne mérite pas d’être loué pour sa bonté puisqu’il ne peut être autrement, lui répondre ne sera pas difficile. C’est parce qu’Il [Dieu] est infiniment bon qu’Il ne peut pas mal agir et non parce qu’Il y est contraint par la violence. Si donc rien n’empêche la volonté de Dieu d’être libre en faisant le bien, il est nécessaire qu’il fasse le bien ; si le diable ne cesse pas de pécher volontairement, bien qu’il ne puisse faire rien d’autre que de mal agir, qui argumentera que le péché n’est pas volontaire chez l’homme alors qu’il est soumis à la nécessité du péché ?[19]
L’homme d’après la chute est donc libre dans l’exercice de sa volonté, mais celle-ci s’oriente toujours par nécessité vers le péché : il ne désire rien d’autre, car il a préféré adorer la créature plutôt que le Créateur béni éternellement. Ceci est un écho fidèle des Ecritures qui souligne que le péché est écrit sur le cœur de l’homme avec un burin[20], et déclare que les hommes sont tous pécheurs et tous inexcusables face à leur Créateur. Nous avons hérité cette orientation en Adam ; Calvin s’appuie clairement sur Romains 5.12-21 et 1 Corinthiens 15.22 pour souligner notre totale responsabilité partagée avec Adam[21]. Dès lors, nous sommes pécheurs non pas par mimétisme, mais parce que nous sommes associés à Adam dans sa chute et dans sa condamnation. « Adam s’est corrompu et a été infecté de telle manière que toute sa descendance en a été contaminée. Jésus-Christ, lui qui est le juge devant lequel nous aurons à rendre des comptes, affirme ainsi clairement que nous naissons tous mauvais et vicieux lorsqu’il dit ‹ce qui est né de la chair est chair› (Jean 3.6) ; ainsi, la porte de la vie est fermée devant tous afin qu’ils soient régénérés[22]. » Ce péché originel qui nous est transmis ne doit en aucun cas être vu comme quelque chose qui nous est infligé de l’extérieur, mais comme faisant partie de la nature même que nous avons héritée de nos pères. Le fait que nos désirs soient enclins au péché, que nous désirions librement pratiquer une telle perversité démontre notre totale solidarité avec Adam dans la chute[23] :
Nous disons que l’homme est naturellement corrompu à cause de sa perversité, mais que cette perversité ne fait pas partie de son essence. Nous nions que cette perversité soit dans sa nature afin de bien montrer qu’elle est une caractéristique survenue chez l’être humain et non une propriété substantielle qui aurait été enracinée en lui dès le commencement. Cependant nous l’appelons « naturelle » afin que personne ne pense que cette perversité ait appris des mauvais comportements et exemples des autres, alors qu’elle nous enveloppe tous depuis notre conception[24].
Notre totale solidarité avec Adam réside dans le fait que, lorsque nous péchons, ce sont nos affections intérieures qui s’expriment délibérément et le péché que nous pratiquons est ce que nous désirons. Lors de la régénération, Dieu transforme notre cœur et de nouvelles affections en jaillissent : ainsi, cette liberté qui nous rendait esclaves du péché, maintenant nous permet d’être « esclaves de la justice » (Rm 6.18-20).
Le passage cité du prophète Esaïe expose, ensuite, quels sont les fruits de la nouvelle vie : justice, équité et miséricorde. Les actions extérieures ne suffisent pas ; il faut d’abord que l’âme s’y adonne. Or, cela n’arrive que lorsque l’Esprit de Dieu, après avoir sanctifié nos âmes, les dirige tellement vers le bien – pensées et sentiments – qu’elles apparaissent tout autres qu’elles n’étaient auparavant. Nous sommes, en effet, naturellement opposés à Dieu au point de n’aspirer ni ne tendre à faire le bien jusqu’à ce que nous ayons appris à renoncer à nous-mêmes[25].
Ainsi, nous voyons que Calvin rejette comme Luther le fait que l’homme puisse posséder un libre arbitre lui permettant de se soumettre à la justice de Dieu. En effet, la condition « naturelle » de l’homme ne s’oppose à une telle démarche, non à cause d’une quelconque entrave externe sur sa liberté de volition, mais parce qu’il ne désire rien d’autre et que son âme ne s’affectionne qu’au mal. Cette affection témoigne de notre solidarité avec Adam dans la chute, car c’est par lui (en tant que tête fédérative de l’humanité) que le mort et le péché sont entrés dans le monde. C’est par nécessité que nous péchons, et cela en raison de notre liberté : « (…) elle [notre volonté] est esclave parce qu’elle est libre[26]. » De plus, notre corruption et notre culpabilité ne peuvent pas être réduites à un mimétisme adamique et à son caractère répréhensible vis-à-vis de Dieu, car le péché nous est imputé de façon immédiate (autant la corruption que la culpabilité). L’homme d’après la chute possède un libre arbitre bien limité, et c’est avec raison que Calvin a préféré ne pas utiliser ce terme. Car la liberté de volition que possède l’homme est finalement ce qui le rend esclave, et cela par nécessité en raison de sa condition naturelle.
Nous pouvons donc affirmer que l’homme a effectivement le pouvoir d’agir et de se déterminer à sa guise, que cette liberté de volition est fondamentale pour sa responsabilité dans ses actions et que celle-ci ne contredit pas la souveraineté de Dieu qui se manifeste au travers des causes « secondes ».
Source: http://larevuereformee.net/articlerr/n261/lhomme-a-t-il-un-libre-arbitre
[13] Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, Aix-en-Provence/Cléon d’Andran, Ed. Kerygma/Excelsis, 2009, II.ii, 208-210.
[14] Ibid., 204.
[15] Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, q. 83, a. 3.
[16] J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, op. cit., II.v, 280.
[17] Saint Augustin, Sur la perfection de la justice de l’homme, IV, 9.
[18] J. Calvin, op. cit., II.iii, 237.
[19] Ibid., 236-237.
[20] Jérémie 17.1.
[21] J. Calvin, op. cit., II.i, 197.
[22] Ibid., 196.
[23] Nous pensons que la Bible appuie clairement (Rm 5.12-21) que le péché d’Adam est imputé de façon immédiate à sa descendance de telle sorte que cette imputation implique à la fois le reatus poenae et le reatus culpae liés à la chute adamique pour l’humanité (cf. The Imputation of Adam’s Sin, John Murray, Nutley, NJ, 1977).
[24] J. Calvin, op. cit., II.i, 200.
[25] Ibid, III.iii, 537 ; italiques ajoutés.
[26] Ibid., II.iii, 238.