Pour l’auteur du « Capital », la religion est un narcotique administré au peuple par les puissants pour qu’il supporte sa misère. Extraits commentés par Olivier Tinland, maître de conférences en philosophie à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Il est l’auteur, entre autres, de Hegel (Seuil, 2011).
Karl Marx (1818-1883) reprend le problème de la religion là où Feuerbach l’avait laissé en dévoilant l’origine humaine de toute religiosité : « l’homme fait la religion, la religion ne fait pas l’homme ». Le texte présenté ici en encadré est extrait de la célèbre introduction à la « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel » (1843). Marx y résume en quelques formules frappantes les principaux thèmes de Feuerbach : l’homme projette par son imagination une version idéalisée de lui-même, et la critique de la religion doit lui permettre de prendre conscience de ce dispositif spéculaire qui lui fait nommer « Dieu » ce qui n’est que son propre « reflet ». Il faut donc accomplir cette critique et faire redescendre dans l’ici-bas l’essence humaine projetée dans l’au-delà.
La religion, remède à la misère
Mais en a-t-on fini pour autant avec la critique des illusions humaines ? En effet, si « l’homme » est la vérité de Dieu, à son tour, qu’est-ce que l’homme ? Contrairement à ce que laissait entendre Feuerbach dans L’Essence du christianisme, « l’homme n’est pas un être abstrait, accroupi hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société ». Pour Marx, la critique de la religion n’est qu’un premier pas sur le chemin de l’émancipation humaine : la critique politique, c’est-à-dire la critique du droit, de l’État et de la société, doit prendre le relais pour expliquer la genèse de l’illusion religieuse. Si l’homme a besoin de religion, ce n’est pas qu’il se sente limité et imparfait, c’est qu’il est misérable. Et une telle misère n’est pas d’abord théologique ni même psychologique, mais réelle, matérielle, ancrée dans un « état » social et économique caractérisé par l’existence historique de rapports politiques de domination, de rapports sociaux d’inégalité et de rapports économiques d’exploitation.
L’intoxication par les classes dominantes
Si la religion est « l’opium du peuple », comme l’écrit ici Marx, c’est que ce peuple a besoin d’un puissant narcotique pour supporter les souffrances sociales qu’on lui inflige : les classes dominantes y remédient en produisant des idéologies qui tout à la fois expriment (à qui sait décrypter leur langage codé) et masquent la réalité de leur domination brutale et inique sur les classes dominées. Vouloir supprimer la religion sans supprimer d’abord la réalité qu’elle est censée aider à rendre supportable, c’est se vouer à une critique superficielle et inconséquente des sociétés modernes : on critique l’effet sans critiquer la cause et on laisse l’homme « sans consolation », sans ressource spirituelle face à l’impasse de sa « misère réelle ». Il ne suffit pas d’ôter à la « chaîne » de la servitude politique les ornements religieux qui la dissimulent, il faut la « briser » pour de bon, ce pourquoi la critique de la « forme sacrée » de l’aliénation humaine doit se prolonger en une critique de ses « formes profanes ».
Le capitalisme, religion de la modernité
La spiritualité humaniste qui entend prendre la suite de la religion est elle aussi riche de nouvelles représentations aliénantes : « l’individu moderne » qui ne vise que son profit égoïste, les « droits de l’homme » qui sacralisent l’individu bourgeois et propriétaire (dont Marx mène la critique en 1845 dans La Sainte Famille), la « liberté d’entreprendre » qui n’est que l’autre nom de la liberté d’exploiter la misère du peuple, etc. La religion n’était donc qu’un début, il faut continuer le combat : « La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. » Le Marx de la maturité ajoutera : la critique de la politique doit elle-même se transformer en critique de l’économie politique. C’est ainsi que l’athéisme marxiste finira par prendre pour cible une autre religion de la modernité : le capitalisme.
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“LA CRITIQUE DU CIEL SE TRANSFORME EN CRITIQUE DE LA TERRE”
« Pour l’Allemagne, la critique de la religion est pour l’essentiel achevée [allusion à la critique du christianisme par Feuerbach], et la critique de la religion est la présupposition de toute critique.
L’existence profane de l’erreur est compromise, dès que sa céleste oratio pro aris et focis [oraison pour la défense des autels et des foyers] a été réfutée. L’homme qui, dans la réalité imaginaire du ciel où il cherchait un surhomme, n’a trouvé que son propre reflet, ne sera plus tenté de ne trouver que sa propre apparence, le non-homme, là où il cherche et est forcé de chercher sa réalité effective.
Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l’homme fait la religion, la religion ne fait pas l’homme. La religion est en réalité la conscience de soi et le sentiment de soi de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est de nouveau perdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, accroupi hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience inversée du monde, parce qu’ils sont un monde inversé. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium* encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, le fondement universel de sa consolation et de sa justification. C’est la réalisation imaginaire de l’essence humaine, parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par cette médiation la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel.
La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses sans esprit. Elle est l’opium du peuple.
Le bonheur réel du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il renonce aux illusions concernant son état, c’est exiger qu’il soit renoncé à un état qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole.
La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l’homme porte la chaîne sans fantaisie ni consolation, mais pour qu’il brise la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme désillusionné, parvenu à la raison, pour qu’il gravite autour de lui-même et par suite autour de son véritable soleil. La religion n’est que le soleil illusoire qui tourne autour de l’homme, tant qu’il ne tourne pas autour de lui-même.
L’histoire a donc pour tâche, une fois que l’au-delà de la vérité s’est évanoui, d’établir la vérité de l’ici-bas. C’est en premier lieu la tâche de la philosophie, qui est au service de l’histoire, une fois démasquée la forme sacrée de l’aliénation de l’homme par lui-même, de démasquer cette aliénation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. »
* Karl Marx, Introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), traduction Olivier Tinland.Karl Marx