Article d’Eric Baret publié dans le n° 25 de la revue 3eme Millénaire
Le pressentiment de cette liberté a amené la recherche, il ne sera au fond question que de laisser s’actualiser ce qui était là de toute éternité : reconnaissance de sa véritable nature.
« De nouveau il y a réouverture des yeux. »
Sivasutra (45)
« Par l’expression « à nouveau », l’auteur n’entend pas dire que le yogi acquiert de façon nouvelle la divinité mais que celle-ci est sa nature même. »
Ksemaraja Sivasutra Vimarsini (45)
Se rendre compte qu’il n’y a rien à faire pour être libre, seulement prendre conscience de ses propres restrictions. C’est la voie négative, très proche du Tchan et du Vedanta. Il n’y a pas progression mais éclaircissement. L’appel se produit à des moments variés de l’existence : certains rencontrent la Tradition très jeunes, d’autres plus tardivement. D’aucuns abordent la démarche avec maturation et ont donc peu à « flirter » avec sa formulation ; pour d’autres, la rencontre avec la bonne nouvelle se fera plus graduellement. En fait, personne n’accueille mais il y a accueil de celui qui croit qu’il y a quelque chose à acquérir. Celui à travers qui la Tradition s’exprime, exposera d’emblée qu’il n’y a rien à faire pour être libre. Souvent celui qui aborde un enseignement, s’en approprie certains éléments, mais très vite il doit s’en sentir libre, comme un parfum qui pointe vers sa propre essence. Rester fixé dans la formulation d’une tradition, si magique soit-elle, pourrait devenir limitation, traditionalisme.
L’enseignant et son élève font un. La question et la réponse ne sont qu’expression de la Conscience. Il n’y a pas de progression de l’une à l’autre. On cite souvent, en Inde, les propos d’Hanunan quant à sa relation avec son maître Rama :
« Du point de vue de mon corps, je suis son serviteur;
du point de vue de mon mental, je suis son disciple ;
du point de vue de ma réalité profonde, je suis Lui. »
Traditionnellement s’instaure une totale non-relation, aucun lien personnel, aucun lien affectif, aucune dépendance. Le soi-disant étudiant dont les références « objectives » ont été stimulées toute la vie durant : se prendre pour ceci ou pour cela, se situer dans un devenir, utiliser les artifices de la pensée pour compenser le manque profond, va se trouver dans une situation ou plus précisément une non-situation où rien n’est stimulé. Pour tout ce qu’il voudra prendre, il sentira l’herbe lui être coupée sous le pied. Chaque fois qu’il cherchera à comprendre, la relativité de la compréhension mentale lui sera suggérée. Dans chacune de ses entreprises, il pressentira de plus en plus clairement qu’en aucun cas l’activité ne peut conduire à la non-activité. Tout ce réseau de sécurisation qui l’entourait, va se trouver déstructuré jusqu’au moment où la motivation, l’ardeur de vouloir faire un pas en avant, va complètement se dissoudre : non par volonté, effort, mais comme résultat d’une vision juste. Ce point d’arrêt de toute activité mentale où toutes les énergies habituellement projetées dans un devenir, dans un choix s’apaisent, se rassemblent et sont disponibles, est l’entrée véritable dans la démarche.
« Il abandonne d’abord intégralement le déploiement mondain
caractérisé par ce qu’il faut repousser ou ce qu’il faut accepter
et qui renferme les êtres animés ou inanimés, feuilles, pierres,
herbes etc… déploiement qui s’étend de Siva à la terre…»
Srikanthi
Etre ouvert sans plus « objectiver » une quelconque direction. L’activité mentale apaisée, on est ouvert à l’inconnu. On devient alors réceptif pour un pas en arrière que l’on ne fait pas mais qui se fait en nous.
Effectivement le dialogue entre le questionneur et le questionné mettra l’accent sur la prise de conscience que tout ce qui vient de la pensée ramène à la pensée. La pensée a créé le conflit, et utiliser le connu, la mémoire pour s’en départir générera tôt ou tard un autre conflit.
L’enseignement n’est que suggestion car les évènements de la vie se chargent d’amener ce qui est nécessaire à la compréhension. Si la suggestion s’impose, c’est uniquement pour examiner questionner, non pas pour adopter tel ou tel concept ou attitude propres à la voie progressive. Vouloir arranger, changer la vie ne peut se présenter. La clarification des différents aspects de l’existence s’imposera d’elle même avec l’émergence d’une attention multidimensionnelle, libre de tout but, de tout résultat. Un Upanishad nous transmet l’image de deux oiseaux merveilleux, posés sur un arbre : le Maître et son disciple. Le disciple se réjouit en goûtant les nombreux fruits de la vie ; le Maître assis sur une branche haute, le regarde avec joie, silencieusement.
Absolument ; on prend en compte les différents antagonismes présents chez l’élève mais c’est uniquement une distanciation naturelle, étoffée par les moments de silence entre le questionneur et le questionné, qui peut permettre leur intégration dans la totalité.
C’est la maturité qui amène cela, non pas les exercices, les conseils, les efforts. L’acceptation des différentes expressions de la vie — apparente réussite ou échec — sans interprétation ni jugement, amènera tôt ou tard à se poser la véritable question : « Qui suis-je ?«
Qui n’est pas averti, ne rencontre pas la Tradition. L’avoir rencontrée prouve que tout est là, tout est prêt. Sinon s’offrent à nous la réussite, l’argent, le sexe, succès mondains… Celui qui rencontre une tradition non-duelle dispose d’un passé qui lui permet de prétendre à une certaine ouverture. Quand il y a rencontre, c’est l’essentiel, tout est fait. Comment cela va s’actualiser dépend des caractéristiques de chacun. Le problème de temps ne se pose pas. On peut sembler écouter un enseignement pendant trente ans sans qu’il n’y ait jamais réellement rencontre ou au contraire pressentir la Tradition bien avant de connaître celui à travers qui elle va s’exprimer. On ne rencontre pas la Tradition, on la porte en soi depuis longtemps. Il n’y a pas de hasard.
L’abeille et non la mouche apprécie au plus haut degré le parfum de la fleur
Ketaki, de même est exceptionnel celui qui, incité par la grâce du seigneur
s’éprend de l’absolue non-dualité de Bhairava.
Abhinavagupta, Tantra Loka (IV, 276)
Dans la voie directe, on ne met pas l’accent sur l’actualisation des choses. Dans certaines écoles de yoga, les gens deviennent beaux, forts, virils, intelligents. Dans d’autres, on peut citer abondamment la Shrutti et la Smirti et répondre à toute question sur le Vedanta.
Le plus souvent, c’est quand le corps vous quitte que l’on peut juger vraiment de la valeur d’un enseignement. Quand on s’est donné intimement au pressentiment de la Vérité sans la manipuler au gré de son désir, sans se l’approprier et que l’on a laissé la vie se prendre en charge, on est prêt pour le « grand oubli ». A ce moment-là, laisser le corps vous quitter ne diffère aucunement de son abdication quotidienne de l’état de veille vers l’état de rêve ou de sommeil profond. Tous les éléments manifestés du corps et du mental, toutes nos possibilités par lesquelles nous avons joui de la fantastique opportunité qu’était la vie phénoménale, se résorbent consciemment dans leur origine.
Dans un enseignement dualiste, la disparition du corps sera immédiatement compensée par l’appropriation de certains éléments subtils qui se manifesteront alors ; on restera dans une relation sujet-objet sans possibilité de résorption.